Un coup de froid peut-il provoquer le hasard ? Auguste Rodin, entre l'accident et l'aléatoire / Musée d'art et d'histoire de Genève
© Photographies Gilles Kraemer, présentation presse, juin 2014, musée d'art et d'histoire de Genève
Un coup de gel jamais n'abolira le hasard si l'on voulait paraphraser le mallarméen poème en vers libre jouant de variations typographiques, cassant les phrases et les éclatant sur des doubles-pages. Paru en 1897, la restitution typographique d'Un coup de dés jamais n'abolira le hasard selon les épreuves de Stéphane Mallarmé ne verra le jour qu'en... 2004.
Mais, parfois, sous un coup de froid et de gel d'un hiver glacial ou de l'action du chaud, les sculptures en terre se fendillent, se fragmentent, se délitent. Les plâtres peuvent être abandonnés et oubliés, cassés lors d'un transport et ressurgir dix ans plus tard. Et, de ce hasard naissent des œuvres. Belle histoire ou légende que celle racontée par Antoinette Le Normand-Romain, l'une des commissaires de l'exposition Rodin. L'accident. L'aléatoire lorsqu'elle nous présente la sculpture du Mercure de Jean-Louis Brian, exposée au Salon de 1864 en dépit de son état incomplet – sans bras droit - et recevant la médaille d'honneur. L'artiste était mort quelques mois auparavant d'une bronchite car il se serait défait de sa couverture pour empêcher cette sculpture de geler. On se croirait dans la soupente de La Bohème !
Protéger son œuvre en création, « ce work in progress » et mourir pour l'art, pourquoi pas ! Voici une alternative bien éloignée d'Auguste Rodin (1840-1917) qui souhaitait exposer au salon de 1865 Masque de l'homme au nez cassé dont la sculpture en argile avait souffert, elle-aussi, de l'effet du gel. Mais, cette fois-ci, le jury refusa, jugeant celle-ci incomplète.
Musée d'art et d'histoire, Genève. Auguste Rodin (1840-1917). Femme accroupie dite La Muse tragique. 1890 (modèle original), 1896 (fonte). Bronze 78 x 117 x 125 cm © MAH, photographie Peter Schälchli. Inv. 1896-10 // //// La Femme accroupie, dessin humoristique paru dans Le Carillon de Saint-Gervais, 7 août 1897 © Photographie Gilles Kraemer, présentation presse, juin 2014, musée d'art et d'histoire de Genève
Qu'il y a-t-il de commun entre le buste de Victor Hugo de Rodin (1896) et la Giulietta de Bertrand Lavier (1993), automobile incrustée dans l'orbite d'un Hugo renfrogné, comme le présente l'affiche de cette exposition? A cent ans de distance, la création contemporaine soutient les mêmes regards et oppositions qu'au temps de Rodin, l'œuvre paraissant inachevée pour le public et achevée pour l'artiste. Quand l'œuvre est-elle terminée ? Il faut se souvenir de Degas reprenant plusieurs années plus tard ses toiles ou les laissant définitivement inachevées !
Étudier le hasard et l'accident chez le maître de Meudon et d'autres sculpteurs pour nous amener vers Lavier et Baldaccini César (Compression d'éléments d'automobile, 1960), les deux seuls contemporains présentés ici – le manque d'espace aurait-il joué pour prolonger le propos de la contemporanéité ? -, tel est le sujet de cette subtile exposition. Réunissant plus de 120 œuvres - sculptures, dessins, photographies – elle est présentée dans les grandes et immenses salles baignées de lumière effleurant les bronzes, plâtres et terres cuites, dans la scénographie épurée de Nathalie Crinière, dont les chocs de couleurs jaune, violet, rouge ne sont pas sans me rappeler celles de la trop confidentielle exposition Solo per i tuoi occhi. Una collezione privata dal Manierismo al Surrealismo présentée jusqu'au 31 août 2014 au Guggenheim de Venise (nous aurons l'occasion d'y revenir).
Rodin. L'accident. L'aléatoire © Photographies Gilles Kraemer, présentation presse, juin 2014, musée d'art et d'histoire de Genève
« Point de départ de cette exposition, le contexte genevois comme le souligne Jean-Yves Marin, directeur du musée, Genève possédant trois œuvres de Rodin et, ce n'est pas le hasard ». En 1896, le musée Rath consacrait une exposition à Puvis de Chavannes, Eugène Carrière et Rodin grâce au peintre Auguste Baud-Bovry et au critique Mathias Morhardt (beau portrait par Ferdinand Hodler). En remerciement, Rodin offre L'Homme au nez cassé, Le Penseur et La Muse tragique.
Virulente polémique autour de cette dernière fonte dont l'histoire est évoquée dans le catalogue par Isabelle Payot Wunderli comme « un feuilleton journalistique teinté de scandale ». Cette Muse, un des éléments du Monument à Victor Hugo en gestation, provoque le scandale à sa réception. Comment ose-t-on présenter un bronze incomplet avec un trou sous le bras gauche et le visage déformé ? Exposée puis remisée dans les réserves puis exposée sur la promenade de l'Observatoire, cette pièce dont la complexité échappait à la lecture de ses contemporains, regagnera le parcours des beaux-arts. « Aujourd'hui, insiste Laurence Madeline, interrogeons-nous sur l'histoire de ces trois sculptures et, plutôt qu'une exposition dossier, étudions le hasard chez Rodin, cet accident qui devient un sujet et un moyen ». Ce hasard qu'il intègre dans sa démarche créatrice, ouvrant de nouvelles voies dans la sculpture, en premier lieu pour ses praticiens Antoine Bourdelle (Tête d'Apollon) et Camille Claudel (Torse de femme accroupie) mais aussi pour Matisse (Nue debout) ou Picasso (Picador au nez cassé).
L'ombre de Rodin continue à s'étendre sur la sculpture dans ce changement du regard qu'il a initié, Antoinette Le Normand-Romain parlant très justement de « l'éducation du regard » qui permit que les 150 cires d'Edgar Degas (Danseuse s'avançant les bras levés ou Cheval pur-sang au pas ), retrouvées dans son atelier après sa mort et fortement dégradées, furent fondues entre 1921 et 1931, après des discussions opposant son frère à sa nièce.
Rodin. L'accident. L'aléatoire © Photographies Gilles Kraemer, présentation presse, juin 2014, musée d'art et d'histoire de Genève
Toutes ses évolutions de Rodin se perçoivent avec La Méditation dévoilant sa spontanéité, Ève commencée en 1881 et abandonnée car le modèle était enceinte puis exposée en 1899 qui n'est pas sans rappeler la série des Quatre nus de dos de Matisse, le Monument à Victor Hugo initié en 1889 et inauguré en 1909, le Torse pour Saint-Jean Baptiste de 1878 devenant L'Homme qui marche en 1899 avec l'adjonction de jambes, Les Ombres en 1885 venues de Quimper. Ce jeu des hasards de l'atelier est magnifiquement présenté sur un grand mur bleu sur lequel, comme autant de pépites, des cubes de verre recèlent plâtres et terres cuites du maître jamais exposées. L'intimité créatrice est visible aussi dans ses aquarelles dans lesquelles le hasard de la tache va créer une forme ou se juxtaposera sur une forme préexistante. Aspect peu montré, des photographies d'Eugène Druet et Jean Limet, documentant les sculptures de Rodin, témoignent de l'intérêt qu'il portait à ces photographies ratées, floues, sur ou sous-exposées qu'il collectionnait.
Accidents du hasard mais aussi accidents volontaires de l'histoire. C'est ainsi que se clôt cette exposition avec L'Âge d'airain partiellement détruit lors de l'incendie volontaire du Glaspalast à Munich en 1931 et un fragment du groupe Grandes ombres et de la tête de Jean d'Aire retrouvés dans les décombres des Twin Towers new-yorkaises en septembre 2011. Et à côté, la compression volontaire d'éléments d'automobiles de César et le témoignage brute d'une voiture de course accidentée accédant au statut d'œuvre par le seul souhait de Lavier.
Rodin. L'accident. L'aléatoire
20 juin – 28 septembre 2014
Musée d'art et histoire – Genève
De 11 à 18h, fermé le lundi
Internet : institutions.ville-geneve.ch/fr/mah/
Catalogue : Contributions autour du hasard et de l'éducation du regard dans l'oeuvre de Rodin avec une prolongation vers la littérature et le cinématographe. 280 pages. Éditions 5 Continents éditions.
Commissariat : Antoinette Le Normand-Romain, directrice de l'Institut national d'histoire de l'art. Conservatrice générale du patrimoine (précédemment en charge des sculptures au musée Rodin), Laurence Madeline, conservatrice en chef, responsable du pôle beaux-arts au musée des beaux-arts de Genève et Isabelle Payot Wunderli, assistante conservatrice au musée d'art et d'histoire de Genève.
L'automne 2014 sera la saison Courbet en Suisse. Le musée Rath s'attachera à ses années suisses, celles de ses dernières années et de son exil dans ce pays (3 septembre 2014 – 4 janvier 2015) ; la fondation Beyeler à Bâle présentera ce précurseur de l'art moderne (7 septembre 2014 – 18 janvier 2015).
L'aller-retour pour Genève s'effectue dans la journée en train. Départ de Paris gare de Lyon à 7h 07 et retour à 16h 12. Internet : http://tgv-lyria.voyages-sncf.com/